Une conférence de Karine Bouchard et Gabrielle Bleau Mathieu
Présentée dans le cadre du colloque « L’art, le citadin et le site: habiter l’espace à l’ère de l’image »
Ce colloque s’est tenu à l’Université Laval le 9 mai 2013 dans le cadre du congrès de l’ACFAS 2013 et du colloque annuel du CÉLATLieux de passage et vivre ensemble.


Selon Martina Lauster (2007), Walter Benjamin aurait légué à la postérité un mythe moderne en traduisant Baudelaire en allemand, celui de l’expérience du flâneur, permettant le développement d’un rapport entre le public, l’art et la ville. En s’attachant à la fantasmagorie, il inscrivait cette figure dans une généalogie du divertissement préfigurant le cinéma (Benjamin, 1939). Ce faisant, il ancrait également dans la modernité l’hégémonie du visuel et du regard au sein d’une société qui allait devenir celle de la consommation.

La figure du flâneur a été récupérée par différents champs d’études, notamment les Visual Studies, les études muséales et les études cinématographiques, pour ne nommer que ceux-là, qui l’ont revisitée en fonction du regard et de l’analyse des nouveaux dispositifs technologiques de l’image, de la télévision, du cinéma et, plus récemment, de l’interface web (Friedberg, 1993). Or, même si Baudelaire fait l’éloge des plaisirs de l’observation, il semblerait que d’autres expériences sensorielles entrent en compte dans le mariage du flâneur avec la foule et l’espace urbain, puisque le plaisir du marcheur, comme le souligne l’auteur, n’est pas seulement de voir, mais aussi de sentir et d’écouter. Il importe alors de revisiter la posture du flâneur en fonction d’autres paradigmes que celui du visuel, en l’occurrence les éléments sonores dont il sera question dans cette étude. Partant du postulat que le son participe à la configuration de l’espace de la ville par la création de paysages sonores, nous souhaitons tout d’abord réhabiliter la place du son dans l’expérience de l’urbain. De là seront identifiées les différentes postures d’un nouveau type de flâneur, le flâneur auditif, appelant à une redéfinition même de la figure développée par Baudelaire. Cette nouvelle typologie des attitudes du flâneur auditif sera illustrée par l’analyse de deux événements majeurs de la pratique de l’art sonore québécois. Ce corpus présente des œuvres activées par des bruits artistiques qui, telles une trouvaille, une nouveauté pour le flâneur, s’ajoutent aux bruits ambiants de la ville et modifient le tissu acoustique urbain. L’écoute du flâneur est alors spécifiquement sollicitée, lui fournissant une expérience supplémentaire parmi les nombreux parcours possibles de la ville.

Portrait du flâneur en urbain

En 1863, Charles Baudelaire note : « Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. » (Baudelaire, 1863, 2010). Par ces termes, Baudelaire fait entendre que le flâneur vit une expérience d’immersion de la foule, de l’urbanité. Il se laisse porter par les grands boulevards d’Haussmann, lentement, assouvissant son désir visuel, celui du voyeur qui fait collection imaginaire de trouvailles sensitives, d’impressions. La marche, qui est le moteur de ses déplacements, devient un acte performatif allant au-delà de la représentation et de la lisibilité, comme le souligne le sociologue de l’espace Michel de Certeau. Par le biais de la marche, le flâneur s’approprie l’espace et sa topographie. En ce sens, les différentes relations qui se créent entre le marcheur et son environnement au gré du parcours deviennent autant de rencontres, de trouvailles qui lui permettent la réalisation de l’espace (De Certeau, 1990, p. 148). Cette réalisation peut alors être entendue comme double : elle est dévoilement du réel, de ce qui est, et elle est fabrication d’une réalité. Dès lors, l’espace du marcheur devient un espace d’énonciation. Les pas dessinent et ponctuent la réalité du marcheur comme autant de gestes d’affirmation de soi. Autrement dit, ce parcours du flâneur participe à la construction d’un langage identitaire, celui de l’urbain. Comme l’a identifié Walter Benjamin dans ses écrits, la déambulation du flâneur est une des premières manifestations de l’urbain, soit une des premières manifestations de l’identité moderne.

Aujourd’hui, les balades hypnotiques semblent plutôt dangereuses sur nos grands boulevards métropolitains où le développement de la densité de la ville a fait disparaître le rythme ondoyant des marcheurs pour celui effréné des voitures, les passages parisiens dans lesquels s’effectuait la flânerie se sont transformés en galeries marchandes. L’individu errant dans l’espace urbain est grandement confronté à des bruits plus ou moins désirés qui sont apparus dans la foulée des changements apportés par la modernité. Ceux-ci ont eu des répercussions sur le citoyen-auditeur qui est alors confronté à une épaisseur sonore hétérogène, souvent comparée à une pollution sonore. La nature des espaces urbains s’est également modifiée; la limite entre espaces privés et espaces publics s’est effritée considérablement lorsque sont nés les espaces virtuels[1] comme la radio, la télévision, et plus tard internet. Ces espaces virtuels permettent à la vie publique d’entrer dans le confort des domiciles. La ville est mémoire collective et passé pour le flâneur, grâce à ses édifices et à ses monuments historiques agissant à titre d’ancrages physiques. Lorsqu’elle est perçue en fonction de ses sonorités, elle devient un lieu éphémère et éthéré. Son image est constituée d’une addition d’événements ponctuels et instantanés (Featherstone, 1998, p. 912). Cet immédiat suggère au flâneur de revisiter l’espace non seulement en termes d’empreinte et de mémoire (De Certeau, 1990, p. 163), mais aussi en rapport à la capture du temps, puisque ces bruits, contrairement aux lieux et aux monuments, ne contiennent pas plusieurs temps, mais sont intrinsèquement une unité physique de temps.

Descriptions et histoires de l’art sonore

Le son se définit comme ayant une nature éphémère, comme un phénomène insaisissable et évanescent qui s’élabore temporellement. Il teinte effectivement pendant une certaine période l’environnement acoustique et disparait ensuite (Meric, 2012, p. 230). Si le terme « sound art » (art sonore) se développe de plus en plus depuis la fin des années 1990 et témoigne de la prolifération d’œuvres intégrant le matériau sonore dans les compositions artistiques (Licht, 2007, p. 9), il importe de rappeler que la question du son est travaillée depuis le milieu du XXe siècle par les architectes et les urbanistes autour des notions de l’ambiance spatiale et de l’écologie sonore. Par écologie sonore, on entend le portrait global d’un environnement qui nous est transmis par l’ensemble de ces sons. La notion d’ambiance spatiale est utilisée de manière similaire par les architectes pour décrire le ressenti d’un lieu engendré par ses caractéristiques auditives.

Sous l’angle du domaine des arts, Annea Lockwood et Max Neuhaus avaient déjà exploré, dès les années 1960, le son comme élément naturel et comme nouvelle forme de composition qui s’émancipe de la salle de concert ou de l’instrumentation (Licht, 2007, p. 9). Fluxus avait également contribué à brouiller les catégories artistiques en utilisant le matériau sonore. Mais le concept de paysage sonore élaboré par R. Murray Shafer dans les années 1970 a véritablement ouvert la voie à tout un champ d’investigation et de création pour les artistes dont les relents subsistent dans plusieurs œuvres québécoises et canadiennes d’art public. Plus précisément, des interventions ont été effectuées et diffusées dans la ville, où les occurrences sonores de l’espace urbain sont devenues un matériau pour les œuvres. S’attachant aux pratiques furtives et in situ[2], ces créations sonores épousent l’urbanité telle que la définit Henri Lefebvre, en étant propices à une simultanéité des événements et en engageant un tissu de relations et d’usages sociaux dans des pratiques d’où surgissent le ludique et l’imprévisible (Lefebvre, 1967, p. 77).

Si l’art sonore peut prendre diverses formes telles que la sculpture ou l’installation, il se définit évidemment par la prédominance qu’il accorde à la dimension auditive. Certaines pratiques travaillent la socialité du son en intégrant des bruits artistiques dans les compositions ou des bruits extérieurs à l’œuvre même, lesquels se distinguent de la musique par la désorganisation des sons qui les « composent » et par leurs lieux de diffusion qui s’émancipent de la salle de concert. Tel que mentionné précédemment, les bruits sont souvent associés à l’indésirable, à la pollution, voire à la folie et au chaos dans la ville, de laquelle ils doivent être exclus[3]. Les bruits artistiques, quant à eux, obligent plus précisément le flâneur à porter une attention au paysage sonore de sa propre ville, à l’écouter et à l’entendre. Selon Michel de Certeau, les bruits dans l’espace public contreviendraient à l’un des principes fondateurs de l’urbanité et de la ville pour lequel la société cherche à atteindre « la production d’un espace propre » (De Certeau, 1990, p. 143). Quoi qu’il en soit, les bruits façonnent le paysage urbain et en définissent une perception, surtout lorsqu’ils sont récupérés par les pratiques artistiques.

 

Les oeuvres sonores comme mécanique sociale 

L’écoute augmentée du lieu urbain : Le 7e Printemps électroacoustique

Dans le cadre d’une définition du flâneur auditif, il importe de remettre au jour l’une des premières manifestations d’envergure à avoir eu lieu à Montréal, soit le 7e Printemps électroacoustique, qui mobilisait près de 300 artistes en juin 1992[4]. Des œuvres installatives, chorégraphiques et radiophoniques occupaient l’espace urbain où des bruits dits « artistiques » dialoguaient avec les sons courants de la ville dans un même espace-temps, obligeant le flâneur à écouter l’intégralité augmentée[5] du lieu et à être davantage à l’affût de trouvailles et de nouveautés qui mèneraient vers des rencontres inusitées entre lui et la société urbaine (Lefebvre, 1974, p. 80). L’Orchestre-vélo créé par Pascal Dufaux, sculpteur, et Michel Smith, compositeur, fut l’un des projets marquants de l’événement. Sept « vélocipèdes sonores », des instruments électroacoustiques ornementés de haut-parleurs, occupaient physiquement l’espace du parc Lafontaine en se mouvant entre les passants et en leur imposant des sons. Un parallèle avec les « beautés trouvées » de la ville baudelairienne du XIXe siècle qui résidaient à l’époque dans les « tableaux », soit les œuvres picturales bidimensionnelles, démontre qu’elles sont aujourd’hui devenues ces sonorités artistiques furtives grâce à de tels projets où les sons électroniques et musicaux qui les composent surgissent et disparaissent sporadiquement (Shryer, 1995). Pour le flâneur auditif, le mouvement de ces sculptures dont les occurrences sonores viennent à lui semble avoir remplacé l’agitation de la foule. La marche redevient alors pour lui un moyen de développer un jeu dynamique et interactif de l’écoute.

Un second projet présenté dans le cadre du Printemps électroacoustique s’intégrait, quant à lui, à l’espace radiophonique où les médias de masse étaient au service des projets artistiques et transformaient d’une manière similaire l’espace sonore urbain du flâneur. Ainsi, Droit de cité réalisé par Claire Bourque et Mario Gauthier, producteurs à Radio-Canada, était diffusé sur les ondes de la radio d’État. Des sons typiques de Montréal étaient captés à un moment précis de la journée pour être retransmis en ondes, modifiés ensuite dans les studios mêmes de Radio-Canada par des artistes. D’une manière ludique et spontanée, différentes capsules s’immisçaient dans les émissions régulières dont la première, Droit de Cité I : Trafic[6], diffusait le bruit recontextualisé du trafic des autoroutes pendant l’heure de pointe par le biais du média radiophonique. Le projet inversait le rapport de l’auditeur à la perception sonore de la radio, qui imposait alors les bruits généralement non désirés de la ville, modifiés ou non, alors qu’elle a généralement pour fonction de les camoufler avec des sonorités artificielles (Dumas, 1992, p. 40). Le son radiophonique participe ainsi à créer un redoublement des espaces sonores où le flâneur auditif est confronté à une expérience immersive globale de son propre quotidien urbain. Une réalité acoustique augmentée émerge alors où les bruits réels de la ville et virtuels de la radio se confondent; le temps immédiat des bruits de la ville dialogue simultanément avec le temps préenregistré des bruits de la radio, amenant le flâneur à considérer son espace urbain en fonction d’une pluralité temporelle. Contrairement au premier projet, celui-ci traduit moins le flâneur auditif en marcheur dans une visée polysensorielle, mais sollicite davantage et aiguise les différentes écoutes du flâneur, pour reprendre le concept de Pierre Schaeffer (Schaeffer, 1966)[7].

Entendre le paysage pour entendre l’identité collective : Silophone

Les œuvres sonores peuvent aussi être des lieux catalysant le désir collectif de voyeurisme. L’art sonore transforme le public en un témoin-espion des bruits artistiques, il écoute sans être vu, transgressant la limite physique de ce qui est caché, occulté, en substituant le son à l’image (Schaeffer, 1966). Silophone du duo d’artistes [The User], formé du compositeur Emmanuel Madan et de l’architecte Thomas McIntosh, joue avec ce désir collectif de voyeurisme en permettant à l’usager de sonder l’intérieur du silo à grain no 5B-1, vestige du passé industriel du Vieux-Port de Montréal, dont l’accès est interdit aux promeneurs.

Ainsi, de 2000 à 2001, le projet de [The User], en partenariat, entre autres, avec la Société des Arts et Technologies et le Quartier éphémère, a permis de réhabiliter le silo à grain no 5B-1 qui, depuis 1994, était laissé à l’état de ruine. [The User] a transformé le silo à l’abandon en un instrument de musique expérimental, le Silophone, que tous pouvaient utiliser à leur gré en l’activant soit par internet, par une ligne téléphonique ou par la borne d’écoute qui se trouve à l’extérieur sur la rue de la Commune. Dans les mots du collectif, « Silophone est un hybride entre les réseaux virtuels et un objet physique se servant des technologies de la télécommunication afin d’introduire des sons collectés de par le monde, dans l’espace du silo pour ensuite les renvoyer en échos aux auditeurs. » ([The User], 2002). Les sons choisis par l’auditeur ou sa propre voix étaient alors réverbérés et amplifiés dans le vide monumental des 115 entrepôts de 30 mètres de hauteur du conteneur à grains. Ce faisant, [The User] attribuait une nouvelle vocation à ce lieu qui autrement était appelé à disparaître, tout en le réintégrant dans l’espace public.

Les différents modes de diffusion de Silophone activent la figure du flâneur et son expérience immersive en rétablissant le rythme lent du parcours baudelairien tout en invitant l’auditeur à jouir de l’espionnage sonore. Silophone appelle à la participation de l’auditeur : le flâneur rencontrant la borne d’écoute ou décidant de consulter le site internet est actif, ses trouvailles l’incitent à prendre une pause dans le but de laisser son imaginaire le porter dans le silo et de percevoir l’espace que les bruits lui dessinent. Le flâneur doit donc épouser le rythme ponctué d’attente du parcours du son dans le silo. De plus, sur le plan virtuel, ce sont les ondes internet capricieuses du début des années 2000 qui contraignent le flâneur web à ralentir le rythme puisque le réseau n’est alors pas aussi rapide, les connexions se perdant et se retrouvant, engendrant une discontinuité de l’écoute. L’art sonore de Silophone lui fait entendre un paysage sonore de l’intérieur du silo qui est inaccessible à la vue.

Le flâneur, tout en retrouvant une immersion dans l’expérience du son, accomplit par l’intermédiaire de Silophone un « voyeurisme auditif ». Aussi bien la plateforme électronique, téléphonique ou la borne urbaine permettent au flâneur du silo de devenir un témoin de l’activité des autres auditeurs. Le processus est flagrant avec la plateforme téléphonique, puisque l’appel-conférence donne voix à seulement deux personnes tandis que jusqu’à 30 auditeurs peuvent être connectés. Cette intégration du flâneur à une foule anonyme semble rapprocher l’expérience immersive de l’urbain du début de la modernité à celle de l’auditeur du Silophone. L’immersion s’active alors à deux niveaux. Au premier niveau, il y a l’immersion dans l’espace physique par la circulation du son. Au second niveau, l’immersion s’effectue dans une communauté, dans un groupe social réel que tisse ensemble un réseau de rencontres fortuites et de valeurs signifiantes communes.

Pour le flâneur baudelairien comme pour celui du Silophone, l’acte d’immersion est avant tout un acte d’appropriation et d’identification. Le Silo numéro 5 appartient au passé industriel de Montréal, passé qui est commun à tous puisqu’il forme à la fois l’identité du lieu et celle de la classe moyenne québécoise, anciennement la classe ouvrière. En s’appropriant un symbole de Montréal par sa voix, par sa sélection sonore et par la capture de l’image auditive, le flâneur se réapproprie la ville en ce lieu où se rencontrent son identité et l’imaginaire collectif. Ce processus de réappropriation place le flâneur au cœur d’une expérience physique interactive (Prévost, 2003) qui se développe dans un mouvement de relation dynamique entre la source sonore, son corps et sa perception (Meric, 2012, p. 232).

Ainsi, le flâneur du Silo troque ses pas non seulement pour l’écoute, mais aussi pour sa voix. Il ne crée plus un lieu où s’inscrit son identité par l’intermédiaire du rythme de son parcours, mais bien par le rythme des bruits avec lesquels il appréhende l’espace, le faisant apparaître à lui. Par conséquent, de manière similaire au 7e printemps électroacoustique, Silophone transforme profondément la posture initiale du flâneur. L’éveil de son écoute et sa participation aux œuvres sonores font de lui, non plus un spectateur passif, absorbé par l’image fantasmagorique, mais bien un auditeur attentif, actif, prêt à capter les images auditives dans l’instantané, le faisant accéder de la sorte à ce qui est occulté, interdit. Le flâneur auditif redéfinit alors les habitus de l’homme dans la ville. L’art sonore vient ainsi mettre en lumière un nouveau type d’usager qui laisse présager de nouveaux urbains.

La prise en compte des paramètres auditifs dans une étude qui revisite la figure du flâneur réhabilite l’expérience première vécue d’abord par le corps physique de flâneur. En effet, la définition du flâneur de Baudelaire avait subi une transformation au fil du XXe siècle : il était devenu, avec la multiplicité des écrans dans la société du spectacle, un regard mobile qui pouvait se mouvoir dans l’image plutôt que dans l’espace physique. Cependant, le retour à l’origine des habitus du flâneur n’est pas absolu. Il se trouve déplacé par la nature furtive et éphémère des œuvres sonores qui appellent à une expérience non plus de la contemplation, mais plutôt de la distraction, voire de l’interaction, qui n’est plus celle de la marchandise, mais celle de l’art, grâce aux nouvelles technologies audio qui permettent cette diffusion artistique dans l’espace. De cette manière, l’art sonore emprunte les pratiques des œuvres dites « furtives » qui s’inscrivent dans le champ plus large de l’art contemporain où la découverte de la ville s’effectue grâce à l’activité du spectateur même. Au-delà de la passivité et du détachement qui caractérisaient le flâneur du XIXe siècle, les sensations instantanées et l’appropriation de la ville par le son forgent dorénavant la nouvelle posture du flâneur auditif, alors participative et active; son immersion dans l’espace urbain devient davantage émotionnelle (Featherstone, 1998). En effet, de telles pratiques d’art sonore peuvent renverser les habitus du flâneur qui expérimentait les frustrations du voyeur pouvant regarder sans s’approprier et consommer l’expérience.

Cependant, si l’aspect ludique des créations sonores influencent le comportement du flâneur auditif, celui-ci n’est pas le touriste ou le consommateur d’expériences des grands magasins et de la marchandise auquel il a été associé (Benjamin, 1997; Friedberg, 1993; Featherstone, 1998). Le flâneur se fait plutôt détective dans la ville, qui devient pour lui un espace d’« aventure » (Featherstone, 1998)[8]. Aussi, il est dorénavant un spécialiste culturel grâce à la pratique d’écoute des bruits artistiques qu’il reconnaît à travers ceux des sons quotidiens de la ville. En somme, il troque le monde de la publicité et de la consommation pour un monde ponctué d’événements artistiques et de pratiques furtives, ce qui l’amène à devenir un poète de la mémoire et de l’archive. La conservation du passé s’est déplacée du lieu physique urbain au corps et aux facultés mnémoniques du flâneur.


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[1] On entend par espaces virtuels, des lieux intangibles où sont projetés des imaginaires collectifs.

[2] Ses œuvres s’insèrent dans la trame urbaine de manière à générer la trouvaille, l’inattendu afin de modifier la perception qu’ont les usagers d’un lieu et de se l’approprier.

[3] Déjà, dans la IIIe République, Platon associait les bruits à la folie, lesquels devaient alors être exclus de la cité. (Platon, IIIe siècle [2002])

[4] Le 7e Printemps électroacoustique fut le nom donné au Festival international de musique électroacoustique de 1992 qui avait pour thème l’écologie sonore.

[5] Nous nous référons ici au concept de la réalité augmentée qui superpose un modèle virtuel à la perception de la réalité. Dans le cas qui nous concerne, les sons enregistrés faisaient partie du même espace-temps que les sons dits réels.

[6] À un niveau historiographique, nous constatons que peu de publications ont couvert l’événement et les descriptions souvent fragmentées du projet sont celles du commissaire et artiste sonore Claude Shryer.

[7] Schaeffer définit quatre types d’écoutes : ouïr qui perçoit les ambiances; écouter qui permet de prêter l’oreille; entendre qui dirige l’oreille vers un son en particulier. Ces trois écoutes mènent ensuite à la compréhension qui permet de saisir les références et le sens de l’occurrence sonore (Schaeffer, 1966, p. 103-104).

[8] Cet espace d’aventure est la traduction de la « wilderness » américaine qui a été récupérée en tant que métaphore par Featherstone (1998).