Colloque international Media@McGill
Musée d’art contemporain de Montréal / 18-19 mars 2016
http://www.aisthesis.ca/

Description du colloque
Dans L’Espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (publié en 1962 et traduit en français en 1978), Jürgen Habermas définit l’espace public moderne comme un champ d’activité de la vie sociale où l’opinion publique prend forme. Ce champ se constitue autour de délibérations critiques rationnelles entre personnes « rassemblées en un public » qui débattent sur des questions d’intérêt général et de préoccupation commune. Son type idéal est la sphère publique bourgeoise du dix-huitième siècle dont l’efficacité reposait sur sa capacité à agir comme un principe normatif de légitimité démocratique, produisant une opinion publique apte à influencer l’action politique contre la domination de l’état. Dans ses révisions subséquentes, Habermas a insisté sur le rôle du langage délibératif et de la rationalité communicationnelle dans la consolidation de l’espace public, qu’il redéfinit comme « un réseau permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc desopinions » où « l’espace intersubjectivement partagé d’une situation de parole s’ouvre en même temps que les relations interpersonnelles que les intéressés engagent à la fois en prenant position par rapport aux actes de parole qu’ils proposent réciproquement et en acceptant les obligations illocutoires qui en découlent » (Droit et démocratie : Entre faits et normes, 1997, p. 387-388).
La formulation habermassienne de l’espace public a été contestée dès le début. Les commentateurs ont questionné son universalisme et son unité, ainsi que son mode critique rationnel de délibération. Nancy Fraser a montré que la sphère publique bourgeoise était constituée d’un nombre considérable d’exclusions—l’exclusion des femmes et d’autres groupes sociaux qui constituaient en fait des contrepublics où les membres pouvaient formuler des interprétations oppositionnelles de leurs identités et de leurs intérêts (« Rethinking the Public Sphere » in Habermas and the Public Sphere, dir. Craig Calhoun, 1992). Oskar Negt et Alexander Kluge ont démontré l’articulation réciproque de l’espace public bourgeois et du contrepublic prolétarien (Public Sphere and Experience, 1993). Chantal Mouffe a contesté le modèle rationaliste d’Habermas pour proposer un modèle agonistique où l’antagonisme est la passion incontournable de la politique (Agonistique : Penser politiquement le monde, 2014). Les chercheurs spécialisés dans l’étude des médias ont quant à eux montré que les relations interpersonnelles composant l’espace public étaient encore plus activement médiatisées qu’Habermas ne l’avait initialement présumé et que le développement des médias de masse ne mène pas nécessairement à la dégénération de l’espace public (John Thompson, The Media and Modernity, 1995; Manuel Castells, « The New Public Sphere », 2008). D’autres commentateurs ont souligné les propriétés de surveillance des médias ainsi que la privatisation et la commercialisation croissantes de l’internet; également la dépolitisation néolibérale de la publicité. Ces opérations, maintiennent-ils, ont contribué à l’affaiblissement, voire la disparition de l’espace public comme espace démocratique (S. Low et N. Smith, The Politics of Public Space, 2006; D. Barney, G. Coleman, C. Ross, J. Sterne et T. Tembeck, dir., The Participatory Condition, à paraître). Habermas a lui-même postulé que la sphère publique est en déclin depuis le dix-neuvième siècle.
À la lumière de ces commentaires critiques, que reste-t-il de l’espace public et que pouvons-nous sauver de cet espace? Bien plus multiple, poreux, passionné, médiatisé et fluctuant que dans sa formulation initiale, comment l’espace public peut-il néanmoins fonctionner comme un idéal de motivation? Plus fondamentalement : comment l’art peut-il participer et comment participe-t-il à cet élan? Dans L’Espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Habermas situe les origines de l’espace public dans la sphère culturelle des dix-septième et dix-huitième siècles : une sphère qui s’est peu à peu développée en une sphère publique politique. Institutionnalisée par le café, le journal d’opinion et les salons d’art et de littérature, la sphère publique culturelle était composée de lecteurs, de spectateurs, d’auditeurs et de critiques engagés dans des délibérations (analyses de sens, jugements de goût et discussions morales) autour d’œuvres d’art, de littérature, de théâtre et de musique. Ces délibérations se développaient par des processus d’identification et de dés-identification, ainsi que par des jugements sur une variété de sujets esthétiquement représentés et performés (la vie privée, l’humanité de la famille décrite dans la littérature sentimentale, la beauté, la vie imaginée des autres). La sphère culturelle—les thèmes subjectifs et les relations d’empathie entre l’auteur et le lecteur qu’elle introduisait; les lieux de rencontre et les arguments critiques par lesquelles elle se déroulait—préparait et enrichissait le déploiement délibératif de la sphère politique.
Bien qu’il soit difficile aujourd’hui de maintenir les présupposés universels et rationalistes de ces sphères et bien que la sphère culturelle publique soit de plus en plus privatisée, le rôle de l’art dans la constitution de l’espace public mérite d’être réexaminé. Certaines composantes de la sphère culturelle—la publicité critique; l’esthétique des délibérations portant sur des questions d’intérêt général et commun; la capacité qu’a un corps public de reconfigurer le sens commun—méritent d’être défendues. Elles sont défendues dans certains développements récents de l’art contemporain où des humains et des non-humains sont invités à s’assembler dans des sites spécifiquement conçus pour constituer des mondes communs ou simplement pour proposer le sens du commun (installations; situations; arts de la rue; sites participatifs et relationnels; monuments élargis; agoras et salons physiques et numériques; espaces publics spécialement créés).L’Aisthesis et le commun : Reconfigurer l’espace public est mobilisé par une hypothèse de travail : l’art qui explore le commun est un champ d’activité de reconfiguration de l’espace public critique. Se rattachent à cette hypothèse deux questions fondamentales : comment l’espace public est-il esthétiquement repensé (en termes de formes, de médias, de matérialités et de sensibilités) dans l’art contemporain? Et comment une sphère publique artistique réussit-elle à infiltrer une sphère publique politique?
L’Aisthesis et le commun : Reconfigurer l’espace public regroupe artistes, designers, historiens de l’art, commissaires, philosophes et chercheurs en urbanisme et en études médiatiques qui réfléchissent sur les modèles émergeants de l’espace public et sur le rôle de l’aisthesis (αἴσθησις: la faculté de perception par les sens et par l’intellect) dans cette émergence. Ces modèles représentent différentes tentatives de questionner le sens commun par diverses reformulations de la préoccupation commune. Ils repensent les relations humaines/non-humaines de la communalité de l’espace public, suivant une dialectique réinventée entre mutualité et individualité, entente et dissensus, bien commun et activité commune. Parmi les modèles esthétiques considérés on retrouve : l’atmosphérique; le magnétique; le réalisme spéculatif; le bord et l’action de border; le cosmopolitisme mondialisé; le communisme des sens; la réinvention du salon comme un site d’inter-espèces; la communauté inappropriée; l’espace public performé et numériquement mobilisé. Ils évoluent conjointement et parfois en dialogue avec des nouveaux modèles politiques et philosophiques de vie publique, incluant : la communauté désœuvrée (Jean-Luc Nancy); la rencontre d’espèces (Donna Haraway); la (non)relationnalité des objets (Graham Harman); l’optimisme cruel (Lauren Berlant); la multitude (Michael Hardt/Antonio Negri); le communisme herméneutique et la fin des urgences (Gianni Vattimo/Santiago Zabala); la tolérance (Wendy Brown/Rainer Forst); la mondialisation (Nancy); l’expansion sphérique (Peter Sloterdijk); et la co-activité politique par laquelle le commun est institué par des actions participatives plutôt qu’en tant que chose à approprier comme un bien commun (Pierre Dardot/Christian Laval).
Quand (plutôt que qu’est-ce que) la sphère publique? Quand l’art arrive-t-il à déployer des mondes spacieux en-commun, qui font place à une diversité d’êtres en conversation, à différentes façons (nouvelles et anciennes) de se relier à l’autre par la sensibilité, la perception, la pensée, l’affect, le mouvement, la circulation, les médias, les actes de parole et les actions corporelles? Des mondes qui redéfinissent ce que c’est d’être humain. Comment l’esthétique et le politique s’entremêlent-ils? Et comment les espaces publics culturels sont-ils spatialisés et temporalisés dans différentes géographies, en relation à la mondialisation? L’Aisthesis et le commun : Reconfigurer l’espace public tente de poser et de répondre à quelques-unes de ces questions—des questions qui se rapportent toutes à l’influence de l’aisthesis sur les reformulations contemporaines de l’espace public.
Bannière: Nadia Myre, Meditations on Red #2, 2013. © Nadia Myre. Reproduit avec la permission de l’artiste et d’Art Mûr. Design: Caitlin Loney