Un texte de Josianne Poirier, produit dans le cadre du séminaire de troisième cycle HAR 7005 : Problématisation du contexte artistique

La nuit du 27 février 2010 est froide, mais cela n’empêche pas la foule d’envahir les rues et les souterrains de Montréal. Il y a de la frénésie dans l’air. C’est la Nuit blanche. Fidèle à son habitude, le gyrophare de la Place Ville Marie accomplit son incessant tournoiement, mais il n’est pas le seul ce soir-là à illuminer le ciel de la métropole. Sur la Tour de la bourse, les fenêtres illuminées de certains bureaux écrivent dans les airs le mot sortir. Inscription étrange qui s’accorde à la nature festive de l’événement en cours dans la ville, mais qui porte également à réfléchir. Sortir pour aller où, pour faire quoi ? Qui devrait sortir ? Ou encore, qu’est-ce qui devrait sortir ?

Cette intervention intitulée Sortir est l’œuvre d’Aude Moreau, une artiste française établie à Montréal. Cette dernière a utilisé la lumière des bureaux du gratte-ciel de manière à écrire deux fois le mot sortir. Pour y arriver, le mot a été découpé en syllabes, de sorte que deux façades opposées de l’immeuble affichaient « sor » et leurs voisines « tir ». Le succès de l’opération, à savoir la lisibilité du message, résidait dans la sélection précise des lumières qui devaient demeurer allumées et celles qui devaient être éteintes. L’œuvre s’est inscrite dans le paysage nocturne de la ville pour deux fins de semaine, dont celle de la Nuit blanche. Elle a été documentée par l’artiste dans une impressionnante captation vidéo réalisée à partir d’un hélicoptère décrivant un cercle autour de l’édifice. La vidéo de 7 minutes agit comme trace de l’intervention et elle est exposée à diverses occasions dans des lieux institués de l’art. À propos de Sortir, Moreau indique :

Cette inscription, construite à partir du signal qu’émet la lumière du bureau, utilise la production énergétique déjà existante de la ville illuminée pour en rejouer le spectacle. La dynamique de cette démarche privilégie l’angle sous lequel l’intervention artistique agit de l’intérieur de la production urbanistique pour se réapproprier l’espace symbolique de la ville[1].

Il nous semble que ces quelques lignes contiennent beaucoup d’idées qui demandent à être développées, questionnées. Parmi elles, c’est cependant la référence au spectacle de la ville illuminée qui retiendra particulièrement notre attention.

Le spectacle de la ville n’est pas un objet d’intérêt nouveau pour les artistes, que l’on pense, par exemple, à l’Internationale situationniste qui affichait sans détour une position critique à son égard. Le sociologue Louis Jacob (2005) propose aussi que de nombreuses interventions artistiques en milieu urbain qui ont cours depuis les années 1990 déconstruisent la dimension spectaculaire de l’expérience urbaine. Selon Jacob (2005 : 144), la particularité de ces interventions réside en ce qu’elles « interrogent la structure même de l’espace public et l’inscription des personnes dans cet espace. » Elles proposent notamment des situations où la frontière entre le statut de l’artiste et celui du public est brouillée pour faire place à une rencontre, une collaboration. Par ce processus de création où la participation du public est une composante intrinsèque de l’œuvre, tout comme les caractéristiques de l’environnement où elle se déploie, « les problèmes de la forme et du contenu de l’intervention sont d’emblée hétéronomes et ouverts sur des dimensions extra-artistiques. » (Jacob, 2005 : 136) Ces œuvres offrent ainsi au citoyen un rôle actif qui confère à l’expérience une dimension politique par l’activation d’un espace de discussion et, possiblement, de dissension. Dans ces propositions, la critique du spectaculaire se loge dans l’offre de micro-utopies. Par rapport à ces interventions, l’œuvre de Moreau agit sur l’image de la ville plutôt que sur l’espace vécu de ses résidants. Elle s’appréhende de loin, où son message gagne en lisibilité, plutôt que dans une relation de proximité. L’expérience qu’elle offre n’est pas celle d’un espace de discussion permettant l’émergence du politique. D’ailleurs, sa documentation même nie la vie au niveau de la rue. L’œuvre Sortir a donc recours à une toute autre mécanique, mais elle aspire néanmoins à des résultats similaires à ceux des interventions discutées par Jacob : la mise en jeu du spectacle de la ville. Ici, ce n’est pas dans le processus de création et la possibilité de nouvelles sociabilités que réside la critique du spectacle, mais davantage dans le mode d’apparition de l’œuvre dans le paysage de la ville. Ce à quoi s’attaque Moreau, c’est ce que nous offrent par exemple Montréal, Philadelphie ou New York lorsque nous les appréhendons à la tombée de la nuit, les survolant en avion ou les atteignant en voiture par l’un de leurs imposants ponts. C’est l’image spectaculaire de la ville. Comment l’œuvre Sortir se positionne-t-elle par rapport à elle ? L’artiste affirme que l’œuvre vise à « rejouer » le spectacle de la ville, mais y parvient-elle ? En rejouant le spectacle de la ville, où se situe l’œuvre de Moreau par rapport au spectaculaire ?

Pour aborder ces questions, il convient de retourner dans un premier temps aux origines de la notion de spectacle. C’est Guy Debord qui, en 1967, publie La société du spectacle, un ouvrage composé de 221 thèses qui étayent l’idée selon laquelle la logique capitaliste, et l’aliénation qu’elle engendre, s’est étendue à toutes les sphères de la vie, alors qu’elle n’était autrefois que l’apanage de la sphère du travail. Selon Debord, l’essor de la société de consommation contribue à appauvrir le quotidien, entraînant la disparition de toute expérience authentique. Dans cet esprit, Debord dénonce la médiatisation par les images des rapports sociaux, qui a pour effet d’isoler les individus même lorsqu’ils se retrouvent en situation de rassemblement : «  Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé. » (Debord, 1992 : 30) La thèse de la société du spectacle trouve encore de nombreux adeptes aujourd’hui, bien que nous devions reconnaître que la société a grandement changé depuis 1967. Pour leur part, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy  soutiennent que nous vivons actuellement dans une société de l’hyperspectacle : « Se rejouant en permanence, se contemplant en abîme, elle met en spectacle le spectacle lui-même. » (Lipovetsky et Serroy, 2013 : 288)

La notion de spectacle a remporté un grand succès auprès des sociologues de l’urbain, particulièrement chez les marxistes d’entre eux, qui cherchaient à expliquer les transformations affectant la ville depuis le déploiement généralisé de l’économie post-fordiste. Dans un article paru en 2005, Timothy A. Gibson a répertorié les grandes approches du spectacle de la ville présentes dans les écrits de ces théoriciens, dégageant trois thématiques récurrentes : la mobilisation du spectacle, le spectacle de la consommation et la résistance urbaine spectaculaire. Nous allons nous concentrer sur les deux premières puisque la troisième, qui concerne l’appropriation populaire de l’espace urbain, présente une logique complètement différente. En effet, alors que les deux premières concernent davantage une approche de type descendante, où les décisions ayant un effet sur l’espace urbain sont prises par ceux qui détiennent le pouvoir, politique et/ou économique, la troisième s’inscrit dans un mouvement inverse où les citoyens développent des procédés spectaculaires pour faire entendre leur voix dans la sphère publique. L’intervention de Moreau agissant sur la « production urbanistique », elle interpelle moins ces actions de la communauté que celles des décideurs.

La mobilisation du spectacle est une expression que Gibson emprunte au géographe britannique David Harvey. Elle apparaît dans le contexte de la compétition globale entre les villes des quatre coins du monde qui, pour se distinguer, ont recours à de grands projets de revitalisation spectaculaire. Il s’agit d’une stratégie qui consiste « à transformer des espaces-clés urbains (quartiers d’affaires, tronçons commerciaux, sites historiques) en toutes sortes de services commerciaux ou culturels destinés aux touristes, aux banlieusards, aux délégations internationales d’investisseurs. » (Gibson, 2005 : 176-177) Par ce processus, on souhaite agir sur l’image de la ville pour attirer des capitaux. Graeme Evans associe ces stratégies au « hard-branding ». Tandis que les logos et slogans s’inscrivent sous la bannière du « soft-branding », le « hard-branding » implique de grands chantiers et laisse une trace indélébile sur le paysage de la ville. (Evans, 2003) Comme le soulève Gibson, il n’est pas rare que l’art et la culture soient au centre de ces projets de revitalisation spectaculaire. Générer le renouveau d’un secteur de la ville par l’implantation d’un quartier culturel, qu’il consiste en la mise en valeur de la présence de nombreuses institutions muséales ou l’investissement d’une ancienne friche industrielle, est une approche qui trouve de nombreux preneurs chez les décideurs municipaux de tout acabit. (Jacob, 2005 ; Mommaas, 2004 ; Zukin, 1995) À Montréal, le déploiement du Quartier des spectacles s’inscrit notamment dans cette logique et répond au souhait d’affirmer l’image de marque culturelle de la métropole. (Ville de Montréal, 2005) Plusieurs critiques sont adressées à la mobilisation du spectacle. Il est notamment reproché aux concepteurs de ces projets d’instrumentaliser l’histoire pour la réduire à un récit lisse qui occulte les luttes urbaines. De plus, il est régulièrement souligné que les capitaux importants mobilisés par ces projets auraient pu être investis dans d’autres services de la ville, comme les écoles et les hôpitaux, où ils « auraient pu générer beaucoup plus de bénéfices sociaux et économiques ». (Gibson, 208 : 179)

 

Le spectacle de la consommation, quant à lui, concerne le « texte » du spectacle. En effet, Gibson indique que cette catégorie « attire alors l’attention sur les caractéristiques textuelles de l’environnement contemporain – incluant ces parcs à thèmes et quartiers commerciaux revitalisés  –  et sur la manière dont de tels espaces spectaculaires évoquent des images d’aventure, de fantasme et de jeu à même une architecture de surveillance et de contrôle. » (Gibson, 2005 : 180) Pour la sociologie urbaine, il s’agit donc d’étudier comment l’espace urbain est mis en scène pour en faire une expérience unique, mais contrôlée. Parmi les multiples stratégies observées, l’organisation de l’espace autour d’un thème visuel est fréquente. C’est entre autres ce qu’observe la sociologue américaine Sharon Zukin lorsqu’elle constate comment les stratégies de cohérence visuelle développées à Disneyland sont désormais appliquées à l’espace public réel. (Zukin, 1995) Pour Jean-Pierre Garnier (2008 : 75), cette esthétisation de la ville vise à camoufler les traces de la précarisation et à donner un sens à l’expérience collective. C’est une réponse au caractère incertain que revêt l’avenir pour la majorité des citoyens :

Si l’on ne peut plus miser sur le futur, réduit pour beaucoup à un futur de survie, c’est sur le présent qu’il convient, dès lors, de faire porter les efforts. Non pour tenter de le transformer, mais pour le métamorphoser dans sa représentation, pour le réenchanter hic et nunc. Cette promotion du présent va de pair avec sa déshistoricisation. (Garnier, 2008 : 74)

Agir sur la représentation de la ville permet donc de rassurer les individus ou, du moins, de les distraire. Ce divertissement urbain est ancré dans une logique de consommation qui, pour reprendre les mots d’Henry Lefebvre, se manifeste doublement : l’espace urbain devient un lieu de consommation qui génère simultanément « la consommation du lieu ». (Lefebvre, 2009 [1968] : 10)

Une majorité d’auteurs traitant de ces deux facettes du spectacle de la ville adopte une posture critique à leur égard. Cependant, d’autres auteurs s’inscrivent à contre-courant et pointent plutôt vers les problèmes contenus dans certaines de ces critiques. Notamment, Gibson relève une position de Pierre Bourdieu qui souligne qu’une partie des jugements émis sur l’esthétisation de la ville pourrait bien résulter d’un décalage entre les goûts des chercheurs et ceux de la masse :

Ces remarques soulèvent la possibilité inquiétante que le mouvement critique des environnements urbains de consommation, en dépit du fait qu’il se présente comme une objection majeure à la consommation et à la privatisation, soit en fait issu d’une préférence esthétique arbitraire inscrite dans l’habitus de classe des chercheurs critiques eux-mêmes, en regard de certaines formes récréatives de loisirs qui s’opposent aux satisfactions des produits de masse de la ville fantasmagorique. (Bourdieu 1984, 1991, cité par Gibson, 2005 : 183)

Bien qu’il soit souvent de plus en plus difficile de départager l’art d’élite de l’art populaire, de même que les publics qui leur correspondent (Bellavance, 2008), il semble que des frontières départageant le goût des uns et des autres persisteraient parfois, notamment lorsque le regard est porté sur le spectacle de la ville. Une deuxième contre-critique concerne la représentation des individus face à ces environnements ludiques, représentation où ils apparaissent bêtement soumis au capital, comme « bernés par le fétichisme des biens de consommation. » (Gibson, 2005 : 183) Cette position est défendue par Peter Jackson (1993, cité par Gibson 2005), qui suggère que les lieux de consommation peuvent être utilisés de manière subversive et qu’il est possible de déjouer la logique capitaliste qui les a mis en place en proposant de nouvelles expériences de ces lieux.  Les individus possèdent donc un pouvoir d’action qui leur permet d’adopter des positions critiques à l’égard des biens et des lieux de consommation.

Prenant cette fois position en son propre nom, Gibson est lui-même critique de cette appréhension négative du spectacle de la ville puisqu’il souligne que la dimension spectaculaire de la vie urbaine n’est en rien une nouveauté. Plus encore, il soutient que la ville doit préserver son spectacle : « Non seulement le fantasme, le jeu et le spectacle sont là pour rester, mais ils devraient faire partie de toute définition progressiste d’une qualité de vie urbaine. » (Gibson, 2008 : 188) Il plaide néanmoins pour la démocratisation de la ville fantasmagorique puisque, pour l’instant, seules les classes aisées de la population peuvent en jouir. Soucieux de la justice entre les citoyens de la ville, il précise également que le spectacle ne devrait pas avoir lieu au détriment des services sociaux.

Si la ville est spectaculaire, l’image de la ville illuminée à la tombée de la nuit l’est encore davantage. Aperçue de l’extérieur, elle apparaît comme un bijou scintillant dans le noir. L’historien David E. Nye, qui a notamment travaillé sur l’histoire de l’électrification de l’Amérique, souligne l’effet de carte postale qui se dégage de ces scènes : « Seen from an airplane or mountainside at night, its [l’Amérique] cities are glittering seas of lights, and each traveler encounters the postcard views of such landscapes, representing the city’s glamour and mystery. » (Nye, 1990 : 390-391) Alors que la lumière électrique contribue à enchanter la nuit urbaine observée à distance, elle a aussi pour effet d’occulter les luttes sociales observées le jour. En effet, lorsque la nuit tombe, les quartiers les plus pauvres et les bâtiments dégradés disparaissent dans les zones d’ombre qui voisinent le centre-ville illuminé. (Nye, 1990 : 60) Nous retrouvons ici, à une autre échelle, cette idée de Garnier (2008 : 75) selon laquelle la pauvreté est rendue invisible par le spectacle de la ville. De surcroît, Nye (1994 : 198) nous rappelle que le paysage électrifié des villes nord-américaines est un pur produit du capitalisme, ce qui ne peut manquer de nous rappeler la phrase d’ouverture de La société du spectacle : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. » (Debord, 1992 : 15)

En écrivant avec d’immenses lettres lumineuses le mot sortir sur un immeuble emblématique du centre-ville de Montréal, où se situe Moreau par rapport à toutes ces considérations ? Tandis que l’artiste propose de « rejouer » le spectacle de la ville illuminée par l’œuvre Sortir, nous pourrions pourtant y voir une simple mobilisation du spectacle. Le verbe jouer évoque déjà celui d’interpréter, comme l’acteur feignant la mort, voire encore l’acte de simuler. Si le fait de déjouer est une posture critique à l’égard de la simulation, qu’en est-il du fait de rejouer ? S’agit-il d’une mise en scène qui vise à révéler la simulation ou simplement d’une mise en scène accentuant l’effet de présence de la simulation ? L’œuvre Sortir semble agir sur les deux niveaux. D’un côté, elle met non seulement en valeur l’image spectaculaire de la ville, mais elle l’élève à un niveau supérieur ; alors que de l’autre côté, elle remet en question le modus operandi du spectacle. C’est cette dualité qui retiendra maintenant notre attention, alors que nous tenterons d’identifier quelles caractéristiques de l’œuvre l’associent au spectaculaire et lesquelles l’en dissocient.

D’abord, il faut considérer que l’œuvre s’inscrit au sein de la programmation de la Nuit blanche de Montréal, un moment fort du festival Montréal en Lumière. Orchestrés par l’équipe Spectra, ces événements s’inscrivent dans un ensemble plus grand de festivals qui contribuent à la mainmise de l’organisme privé sur l’animation du centre-ville de Montréal, plusieurs mois par année. Ces festivals contribuent sans aucun doute à l’établissement de l’image festive de Montréal. De surcroît, la Nuit blanche a lieu dans un nombre sans cesse croissant de villes. Evans (2012) analyse ce succès directement en lien avec la compétition globale que se mènent entre elles les métropoles des quatre coins du monde. Pour leur part, Lipovetsky et Serroy soutiennent que les Nuits blanches sont l’une des manifestations du fait que « la ville elle-même s’emploie à se construire comme cité du loisir, de la consommation et du divertissement ». (2013 : 333) Ainsi, en se déployant dans le cadre de la Nuit blanche, l’œuvre Sortir semble prendre part et bonifier le spectaculaire déjà présent à cette occasion. Elle participe également au phénomène de « consommation du lieu » décrit par Lefebvre.

L’œuvre semble encore contribuer au spectacle ambiant en intervenant sur une image qui est d’emblée spectaculaire, celle de la ville illuminée à la tombée de la nuit. Elle devient ainsi un élément au sein d’un paysage spectaculaire, paysage dont l’effet est décuplé par cet élément graphique monumental. L’échelle de l’intervention n’est d’ailleurs pas anodine, au contraire. À l’opposé de l’art furtif ou des œuvres d’art relationnelles, elle est conçue pour être vue par un maximum de gens. Par l’efficacité de sa portée, l’œuvre pourrait pratiquement se qualifier au titre de média de masse, tant le message qu’elle diffusait a été perçu par un grand nombre d’individus. Les soirs où l’œuvre était activée, il était pratiquement impossible aux résidants de la rive-sud de Montréal de regarder vers le centre-ville de la métropole sans être confrontés à l’intervention de Moreau. À l’image glamour et mystérieuse de la ville électrifiée vue de l’extérieur décrite par Nye (1990), se superposait un élément monumental supplémentaire qui accentuait le caractère impressionnant et énigmatique de ce qui était contemplé.

Enfin, ceux qui n’ont pu expérimenter directement l’œuvre pourront malgré tout la découvrir par l’intermédiaire de sa documentation vidéo, où l’effet spectaculaire est plus présent que jamais par le recours aux codes du cinéma hollywoodien. Aux dires de l’artiste elle-même, « la documentation vidéographique de l’intervention fait référence aux innombrables plans de la ville illuminée produits par l’industrie cinématographique.[2] » Dans cette documentation, le son incessant de l’hélicoptère contribue à créer un effet dramatique. Se répétant en boucle, il répond au mouvement que l’appareil effectue autour de la Tour de la bourse. Cette captation depuis le ciel a certainement l’avantage de nous permettre de voir l’œuvre sous toutes ses faces, mais il aurait été possible de bien la documenter depuis le niveau de la rue. Par cette prise de vue, l’effet de bijou scintillant qui se dégage de la ville illuminée est accentué. La réalité urbaine, celle qui témoigne des inégalités sociales et de la dégradation du cadre bâti de certains secteurs de la ville, est niée. Pour reprendre les mots de Nye au sujet de l’image nocturne de la ville des années 1920 : « If by day poor or unsightly sections called out for social reform, by night the city was a purified world of light, simplified into a spectacular pattern, interspersed with now-unimportant blanks. » (1990 : 60) Par cette documentation, l’artiste choisit de mettre en valeur le potentiel esthétique de l’œuvre et de son contexte d’implantation. Elle exploite un point de vue sur l’œuvre qui n’était pas accessible au public lors de son déploiement, accentuant le caractère idéalisé de ce que donne à voir la vidéo.

Le contexte de réalisation de l’œuvre, sa contribution à un paysage spectaculaire et sa documentation reprenant les codes des films à grand déploiement participent donc à inscrire l’œuvre dans le spectacle de la ville. Elle en joue le jeu selon les règles, l’ordre des choses ne semble pas dérangé. Cependant, dans son mode d’apparition au monde, l’intervention présente des caractéristiques tout à fait étrangères au spectacle : des matériaux « trouvés », une grande économie de moyens et, surtout, une signification ambiguë, troublante.

Alors que les tendances actuelles dans le domaine de la mise en lumière des bâtiments privilégient les projections vidéos et l’usage de diodes électroluminescentes (LED), Moreau a plutôt choisi d’aborder l’éclairage architectural à partir d’une lumière qui n’est pas initialement pensée comme artistique. Pour inscrire dans les hauteurs son message, elle a détourné de leur fonction utilitaire les dispositifs d’éclairage déjà présents dans les espaces de bureau de la Tour de la bourse. Si quelques lampes d’appoint ont dû être ajoutées pour amplifier la brillance de certaines fenêtres, l’essentiel de l’action de l’artiste a consisté à identifier de façon précise quels interrupteurs elle devait ouvrir ou fermer. Aucune programmation complexe de système informatique, aucun appareil technologique au goût du jour n’ont été mobilisés. L’œuvre n’était pas non plus interactive et ne se modifiait pas au fil du temps.

Par ce travail méticuleux réalisé in situ, l’artiste s’inscrit également à contre-courant de la logique capitaliste décriée par Debord en 1967. En effet, la production de l’œuvre Sortir n’a pas engendré la consommation d’une grande quantité de nouveaux matériaux, au contraire. Comparée à l’échelle monumentale de l’intervention, cette économie de moyens a de quoi impressionner. C’est donc sans dépenser le moindre sou que l’artiste est parvenue à réaliser son projet à l’extérieur des lieux institués de l’art. Pour obtenir l’effet recherché dans l’espace public, elle a également dû effectuer un passage par l’espace privé des compagnies logées dans la Tour de la bourse. S’appropriant un lieu important du capitalisme, l’artiste en détourne certaines composantes pour produire un effet tout à fait inattendu sur la vie urbaine.

 

Finalement, l’œuvre semble mettre en jeu le spectaculaire par sa sémantique. D’apparence simple et inoffensive, le verbe sortir peut effectivement être interprété de multiples façons en regard de son contexte d’inscription. Bien entendu, puisque l’œuvre apparaissait dans la programmation de la Nuit blanche de Montréal, il peut d’abord évoquer une invitation à prendre part aux festivités qui animaient la ville au même moment. Sortir faire la fête, sortir parcourir les rues animées de multiples surprises, tel pouvait se lire le message affiché par Moreau. Par contre, l’œuvre peut aussi être considérée en dialogue avec le lieu qui l’émet, la Tour de la bourse. Est-ce un appel à sortir l’argent de là où il se trouve, des poches de ceux qui le contrôlent ? Ou plutôt une invitation aux travailleurs, celle de sortir de leur routine ou des sentiers battus ? Dans le verbe sortir, il y a cette référence à l’idée de s’éclipser, de s’échapper.

Les possibilités d’interprétation se multiplient encore davantage lorsque le verbe est décomposé en deux syllabes : « sor » et « tir ». En effet, vu son échelle, le mot s’étendait sur deux façades de l’immeuble et, selon le point de vue, il était parfois possible d’en apercevoir seulement l’une des deux parties. C’est confronté à cette situation que des citoyens croyant déchiffrer un « SOS » dans les lettres « sor » ont composé le 911 pour signaler la situation. Voyant ce « SOS » dans le ciel, ils ont été suffisamment inquiétés par cette apparition inhabituelle pour la reporter. Le sentiment généré était sans doute bien loin de celui recherché par les organisateurs de la Nuit blanche. À l’opposé de l’expérience festive, certaines personnes ont été projetées dans une expérience alarmante. Ce revirement de situation s’oppose à la logique de la mise en scène spectaculaire de la ville, où l’expérience tend à être contrôlée le plus possible. Les situations proposées aux individus sont faciles à déchiffrer et l’espace est aseptisé. (Zukin, 1995) L’œuvre Sortir, au contraire, offre une expérience qui n’est pas contrôlée et où l’individu n’a pas conscience d’être face à une œuvre d’art. Il doit se débrouiller seul pour lui donner un sens. Ce sens pouvait être d’autant plus alarmant que la possibilité de se retrouver face à la syllabe unique « tir » était aussi présente. Par association, dans le tir il y a l’arme, le fusil ou l’arc, par exemple. Nous sommes à des lieues de l’idée de Garnier (2008) selon laquelle la mise en scène de l’espace urbain doit servir à sécuriser. Évoquer une arme, n’est-ce pas un moyen efficace de faire naître un sentiment d’insécurité ? En portant attention au verbe choisi, a priori banal, de multiples interprétations de l’œuvre émergent et complexifient sa lecture. Son rapport au spectacle s’en trouve également remis en question. Bien entendu, il faut garder en tête que les contraintes formelles du site ont dû largement guider la sélection. Pour permettre la lecture de l’intervention, certaines lettres et longueurs de mot se prêtaient mieux à l’exercice que d’autres. Mais ces contraintes liées à l’environnement sont inhérentes à la démarche qui conduit à la création d’une œuvre in situ et qui fait de l’espace public son domaine d’apparition.

Cet exercice a débuté par une question portant sur l’un des objectifs poursuivis par Moreau dans son œuvre Sortir, à savoir celui de rejouer le spectacle de la ville. Après avoir considéré les origines de la notion de spectacle, son application aux études urbaines et la présence du spectaculaire dans la ville, nous avons mené une analyse de l’œuvre où il apparaît qu’elle répond effectivement aux buts fixés par son auteur. Néanmoins, la relation que l’intervention entretient avec le spectaculaire demeure complexe. Alors qu’elle rejoue le spectacle de la ville, sa présence a pour effet de simultanément injecter encore davantage de spectacle dans le paysage de la ville et d’y introduire une touche dissonante qui s’oppose à la logique spectaculaire. Comme si elle jouait dans les deux équipes à la fois.

Dans son ouvrage La société du spectacle, Debord affirmait que les représentations étaient désormais au centre des relations sociales. Pour lui, le spectacle n’était donc « pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » (Debord, 1967 : 16) Réagissant à cette définition du spectacle, les interventions artistiques en milieu urbain étudiées par Jacob (2005) ont notamment comme motivation de réintroduire des relations sociales plus authentiques, qui ne soient pas médiatisées. L’une des stratégies déployées pour y parvenir est de faire une grande place à la participation du citoyen dans la création de l’œuvre. Jacob distingue trois niveaux de participation possibles. Le premier, l’infra-politique, est la forme la plus courante générée par les produits de l’industrie culturelle. La participation exigée de l’individu est plutôt passive et ce qui est en jeu est « l’expérience d’un individu atomisé ». Ce dernier y a le rôle d’un consommateur, d’un spectateur ou d’un auditeur. Le second niveau est quasi-politique et l’individu y est considéré comme un usager ou un bénéficiaire. Il est donc invité à prendre des décisions, mais celles-ci s’inscrivent à l’intérieur d’une procédure convenue. Enfin, le niveau politique accorde à l’individu un rôle actif : « L’individu entre dans le processus de création non plus seulement en tant que consommateur ou usager, mais comme personne qui se conçoit des appartenances, qui se raconte et qui dialogue, qui ainsi peut apparaître et agir en commun. » (Jacob, 2005 : 143) Selon ces trois niveaux, il faut reconnaître que l’intervention de Moreau s’inscrit dans le niveau de l’infra-politique puisque la participation du citoyen se réduit à celle de spectateur.

Si l’œuvre Sortir n’intervient pas sur les rapports sociaux des individus, elle intervient cependant sur une image qui introduit une médiation dans ces rapports. Elle déplace donc la sphère d’action sur un autre élément du problème en s’attaquant à une image par une image. Ce sont les caractéristiques de la nouvelle image proposée par l’artiste, son caractère in situ et le doute sur le sens du message qu’elle diffuse, qui contrecarrent le spectacle. Parallèlement, les conditions d’existence de l’œuvre, notamment l’événement au cœur duquel elle est programmée et la documentation qui en poursuit la vie sous un autre mode d’apparition, ont vite fait de la projeter à nouveau dans le spectacle.

Il semble que peu importe l’angle choisi pour aborder l’œuvre, cette tension entre glorification et rejet du spectacle persiste. Nous ne croyons pas utile de chercher à trancher définitivement de quel côté se situe l’intervention de Moreau. Elle contient en elle de multiples possibilités d’interprétation et différents degrés de pénétration dans la sphère du spectaculaire qui en font la richesse. Certains observateurs préféreront inscrire l’œuvre dans un camp ou l’autre. Chez certains, l’habitus y sera pour beaucoup, chez d’autres, ce sera une appréciation plus ou moins grande de l’animation festive de la ville, une sensibilité à l’économie de moyen ou un intérêt pour les interventions à grand déploiement. Pour notre part, à force de tourner l’objet dans tous les sens et de se heurter sans cesse aux mêmes conclusions, la notion d’hyperspectacle, telle que définie par Lipovetsky et Serroy (2013), se fraye un chemin dans notre esprit ; l’hyperspectacle, ce spectacle qui se met lui-même en abîme et se rejoue sans cesse.

 

 

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Zukin, Sharon (1995) The Cultures of Cities. Oxford : Blackwell, 322 p.


[1] Sur le site web de l’artiste : http://audemoreau.net/sortir (consulté le 15 novembre 2013)

[2] Sur le site web de l’artiste : http://audemoreau.net/sortir-video (consulté le 15 novembre 2013)

*Crédit photo : © Aude Moreau, SORTIR, extrait vidéo, 2010

Travail présenté à
Suzanne Paquet
Dans le cadre du séminaire de troisième cycle HAR 7005 : Problématisation du contexte artistique
L’art et le site. L’espace public à l’ère de l’image
Par
Josianne POIRIER
Candidate au doctorat en histoire de l’art
Université de Montréal