Un texte d’Anne-Marie Lacombe, produit dans le le cadre du séminaire de troisième cycle HAR 7005 : Problématisation du contexte artistique
Erik Kessels, 24 HRS of photos, 2011, Amsterdam, Foam Gallery.
Source : Foam Press | What’s Next ? – The Future of the Photography Museum, <http://foam.org/press/2011/whatsnext> (consulté le 28/06/14).
En 2011, l’artiste néerlandais Erik Kessels a créé une installation intitulée Photography in Abundance, qui consistait à déverser environ un million de photographies imprimées en format de 4 x 6 pouces dans l’espace de la galerie Foam à Amsterdam. Il s’agissait en fait de la quantité exacte de photographies téléversées par les utilisateurs sur Flickr en une journée, que Kessels a fait imprimer puis disperser dans les diverses pièces de la galerie. Le résultat est d’abord impressionnant par son ampleur : la quantité de photographies est en effet choquante ; à cela s’additionne le fait que nous ne sommes quasi jamais exposés à la matérialité des photographies lorsqu’elles demeurent sous forme de documents numériques. Par son œuvre, Kessels vient créer une tension palpable entre l’espace physique et l’espace numérique. En observant les photographies qui documentent l’installation, nous en venons rapidement à constater l’absurdité d’appliquer des modes relatifs à l’environnement analogique, dit « traditionnel », au numérique.
Une erreur commune est de prendre le cyberespace comme un complément aux modes de diffusion traditionnels, alors que celui-ci dépasse nettement cette étiquette de complémentarité que nous lui avons attribuée au départ. Lorsque nous évoquons le passage au numérique, il ne s’agit effectivement pas d’une « simple extension au numérique des modes traditionnels de régulation de la culture », comme l’a articulé Benghozi (2011). Alors que nous avons instinctivement procédé à une dénomination des supports numériques directement issue de la culture analogique[1] (dossiers, fichiers, documents, bureaux, sans compter leurs représentations analogiques – soit les icônes – qui les accompagnent), l’environnement numérique comporte effectivement ses propres particularités. Nous le savons: le cyberespace a engendré une multitude de changements sociaux depuis plus d’une décennie maintenant, et cela dans une pluralité de disciplines.
Du côté de l’archivistique, il est désormais discutable de ne considérer comme « archives » que des documents institutionnalisés, régularisés, et conservés selon des normes établies par la discipline. Il y a en effet de plus en plus d’archivistes qui s’intéressent à ce qui est mis en ligne par les individus. Les archives des utilisateurs – qui sont bien souvent téléversées dans le cyberespace avec la nette intention de la réutilisation – (afin de contribuer à la documentation accessible à tous en ligne) constituent dorénavant une masse documentaire fort difficile à ignorer. Bien que plusieurs pourraient refuser de considérer cette accumulation documentaire numérique comme étant réellement « archivistique », c’est lorsqu’on s’attarde à son impact indéniable sur la discipline archivistique que nous devons la prendre en compte.
Plusieurs artistes interrogent cette accumulation de documents versés dans le cyberespace par les utilisateurs (largement considérés comme des amateurs), documents que ces mêmes utilisateurs-amateurs se réapproprient en en faisant l’extraction par la suite. C’est le cas de l’artiste américaine Penelope Umbrico avec son projet débuté en 2006 Suns (from Sunsets) from Flickr, ainsi que de l’artiste canadien Roy Arden avec son œuvre de 2007 The World as Will and Representation (Archive). Dans le cadre de cet essai, nous examinerons les pratiques de ces deux artistes afin de mettre en lumière certaines caractéristiques de cette accumulation documentaire numérique (et archivistique) par les utilisateurs-amateurs. Nous conclurons par une synthèse des points communs que présentent les œuvres sélectionnées des deux artistes afin d’en dégager des fils conducteurs pouvant nous en dire davantage sur l’art contemporain à l’ère du numérique.
L’histoire de la photographie nous indique que les avancées technologiques ont toujours visé l’abondance et l’accumulation documentaire, que ce soit avec l’amélioration du support, de la durée d’exposition ou encore de l’accessibilité des appareils. En effet, comme nous l’indique l’historienne d’art Kate Palmer Albers, « the fact of accumulation and quantity as emblematic of the photographic medium is a pre-digital phenomenon. » (2013 : 5) Il y avait de l’accumulation de documents (qu’ils soient photographiques ou non) avant l’arrivée du numérique ; ce dernier agissant un peu à la façon d’une loupe en rendant plus visible cette accumulation (et les pertes de documents qui y sont associées), notamment en raison de la gestion de documents que nous devons tous faire à partir de nos ordinateurs personnels aujourd’hui. À l’ère du numérique, nous sommes plus que jamais confrontés à nos propres accumulations et disparitions documentaires.
Le géant de la photographie Kodak a été une figure importante de cette accessibilité des appareils photo qui a grandement contribué à l’abondance photographique: « Photography democratized dramatically with the introduction of Kodak’s small, cheap, and easy-to-use personal cameras at the turn of the 20th century. The ads proclaimed, “You press the button, we do the rest.”» (Jurgenson, 2013) Il s’agit de minimiser l’énergie et le temps que les utilisateurs ont à mettre dans leur création de contenu afin de les amener à en créer davantage. Une fois proposée par les industries, l’abondance vient ainsi alimenter les systèmes économiques reposant sur la participation des utilisateurs, comme c’est aujourd’hui le cas d’internet (Goldberg, 2011). C’est selon cette logique que les réseaux sociaux fondés sur le téléversement de photographies par les utilisateurs, tels que Flickr, ont tout à gagner en sollicitant le plus de participation de la part des utilisateurs. La nouvelle initiative du réseau en question consistant à offrir un téraoctet d’espace gratuit pour chaque utilisateur (ce qui représente environ 500 000 photographies par utilisateur) va bien entendu dans ce sens.[2]
Penelope Umbrico, Suns (From Sunsets) from Flickr, 2006-ongoing
Source : Penelope Umbrico – Suns, <http://www.penelopeumbrico.net/Suns/Suns_Index.html> (consulté le 28/06/14).
Flickr est la plateforme de partage et d’archivage de contenu que l’artiste américaine Penelope Umbrico a sélectionnée afin de réaliser son œuvre Suns (From Sunsets) from Flickr, œuvre qui a été exposée à plusieurs reprises depuis 2006.
La démarche derrière cette œuvre d’Umbrico est la suivante : l’artiste a simplement entré le mot « sunsets » dans le moteur de recherche de Flickr, puis a fait sa sélection à partir des millions de photographies qui y sont téléversées par les utilisateurs. Elle a ensuite procédé à l’extraction d’un élément commun à toutes ces images : le soleil. Puis, elle rogne les images à l’ordinateur, éliminant ainsi toute trace de la provenance des soleils. Pour ce qui est de l’impression des images, il est intéressant de remarquer qu’Umbrico se tourne vers un modèle plus « traditionnel » : elle verse les images sur le site web de Kodak, puis en commande des impressions de 4 x 6 pouces à travers le système EasyShare de la compagnie (Palmer Albers, 2013 : 5).
Le résultat est une œuvre assez joyeuse. Bien que nous soyons habitués à la banalité des photographies de couchers de soleil, lorsqu’elles sont regroupées ensemble, la multitude de couchers de soleil n’est soudainement plus si banale. Il en va de même pour l’aspect « réconfortant », en quelque sorte, de l’œuvre : c’est peut-être parce que nous sommes habitués aux photographies de couchers de soleil que leur accumulation visuelle nous paraît si confortable et chaleureuse (sans parler des milliers de soleils qui amènent une certaine chaleur).
Il y a également un parallèle intéressant à faire entre l’espace physique et le cyberespace avec l’œuvre en question d’Umbrico : les couchers de soleil prennent tout leur sens lorsqu’ils sont réunis par l’artiste en une sorte de communauté – autrement dit, la « force du nombre ». C’est cette même force qui est attribuable aux mouvements caractérisant le web, comme les encyclopédies, wikis et sites web de « crowdsourcing ». Bref, comme dans bien d’autres sphères de la société, c’est lorsque les utilisateurs-amateurs agissent collectivement, en communautés, qu’ils peuvent obtenir leurs plus grandes réalisations.
D’emblée, il est intéressant de remarquer qu’Umbrico pointe vers cette accumulation documentaire continuelle par les titres que son œuvre a adoptés au fil des années. Umbrico indique ces titres sur son site web, :
2,303,057 Suns from Flickr (Partial) 9/25/07
3,221,717 Suns from Flickr (Partial) 3/31/08
4,064,589 Suns from Flickr (Partial) 9/02/08
4,109,500 Suns from Flickr (Partial) 9/09/08
4,786,139 Suns from Flickr (Partial) 1/14/09
5,009,279 Suns from Flickr (Partial) 2/20/09
5,083,088 Suns from Flickr (Partial) 3/06/09
5,332,272 Suns from Flickr (Partial) 4/22/09
5,377,183 Suns from Flickr (Partial) 4/28/09
5,537,594 Suns from Flickr (Partial) 5/30/09
5,858,631 Suns from Flickr (Partial) 7/26/09
5,911,253 Suns from Flickr (Partial) 8/03/09
6,069,633 Suns from Flickr (Partial) 8/27/09
7,626,056 Suns from Flickr (Partial) 7/17/10
7,707,250 Suns from Flickr (Partial) 7/30/10
8,146,774 Suns from Flickr (Partial) 10/15/10
8,309,719 Suns From Flickr (Partial)11/20/10
8,313,619 Suns from Flickr (Partial) 11/21/10
8,730,221 Suns from Flickr (Partial) 02/20/11[3]
Cette accumulation documentaire est d’ailleurs doublement soulignée: par le nombre de photographies indiquées dans les titres, et par l’emploi constant du mot « partiel », qui pointe vers l’impossibilité de l’exhaustivité à l’ère des utilisateurs-amateurs qui téléversent constamment du contenu sur la toile.
Pour ce qui est de la place qu’occupent les archives dans Suns (From Sunsets) From Flickr, il se trouve qu’Umbrico a précisément défini la plateforme de partage Flickr comme étant une réelle « archive » – une archive qui, elle, est constituée de données, qui sont, de ses propres mots, « a means (not an end) to make art » (Palmer Albers, 2013 : 12). Nous baignons donc précisément dans cette idée de l’archivage des utilisateurs-amateurs, à même les propos de l’artiste.
Une œuvre telle que Suns (From Sunsets) From Flickr s’arrime bien dans la réalité du « monde dominé par les usagers », tel que l’a évoqué le sociologue Howard Becker en 2009. Nous pouvons assumer de manière générale que le web 2.0 a marqué les débuts de la reconnaissance du pouvoir des utilisateurs. Becker écrivait, au sujet du pouvoir des usagers: « Dans les mondes dominés par les usagers […] les représentations sont utilisées comme des fichiers, des archives où l’on peut fouiller pour trouver réponse à toute question qu’un utilisateur compétent peut avoir à l’esprit, et pour extraire toute information utilisable de la façon qui convient à ce dernier. » (2009 : 41) Nous retrouvons dans ses propos toute la logique du web « communautaire », celui dont nous nous servons pour répondre à nos besoins informationnels, autant que nous nous entraidons afin de répondre aux questions des autres utilisateurs. Les forums (qui datent du début du web, il est important de le souligner), ainsi que l’encyclopédie Wikipédia, qui a été développée plus tard, en sont d’excellents exemples.
Becker indique que le pouvoir des usagers nous saute aux yeux lorsque l’on s’attarde à leur capacité à remodeler « les produits qu’on leur présente pour les accorder à leurs propres désirs, à leurs besoins. » (2009 : 41) Ce phénomène est bien visible aujourd’hui avec le succès du « crowdfunding » sur le web. Celui-ci est exemplifié par des plateformes comme Kickstarter, Indiegogo et l’équivalent québécois LaRuche, qui invitent les utilisateurs à participer au financement de produits qu’ils désirent se procurer. En votant directement avec leurs portefeuilles et en adaptant ainsi les produits à leurs propres besoins, on peut réellement parler d’une ère de « l’utilisateur tout-puissant », bien qu’il soit gardé au stade d’amateur par l’économie « prosumer » du web – un terme que les sociologues Ritzer et Jurgenson ont formulé dans un article de 2010.[4]
Le « prosumer » est en fait la fusion de l’utilisateur « producer » et « consumer »; celui-ci générant autant de contenu en ligne qu’il en produit. Et dans un « prosumer capitalism », il y a notamment une volonté de garder le producteur au statut d’amateur pour la simple et bonne raison que cela permet de ne pas le compenser financièrement : « In prosumer capitalism, […] there is a trend toward unpaid rather than paid labor and toward offering products at no cost, and the system is marked by a new abundance where scarcity once predominated. » (2010 : 13) Ritzer et Jurgenson font donc eux aussi écho à cette nouvelle abondance amenée par l’ère du numérique, qui chamboule bien des mécanismes.
Avec ses couchers de soleil extraits de Flickr, l’artiste Penelope Umbrico vient exactement remettre en question cette logique d’appropriation du travail des utilisateurs-amateurs, en l’employant elle-même. À observer ses murales composées de milliers de clichés capturés par autant de milliers d’auteurs, il s’en dégage que la force de l’utilisateur-amateur réside ainsi plutôt dans son nombre, qu’il s’agisse de téléverser une photographie d’un coucher de soleil sur Flickr ou de financer un projet sur Kickstarter.
Penelope Umbrico, Sunset Portraits, 2011
Source : Penelope Umbrico – Suns, <http://www.penelopeumbrico.net/Suns/Suns_peoplewithsuns.html> (consulté le 28/06/14).
En 2011, Umbrico a choisi de créer une seconde œuvre qui vient en quelque sorte « boucler la boucle » de son œuvre précédente. En exposant ses Flickr Sunsets à travers le monde, l’artiste en est arrivée à la constatation que les visiteurs se prenaient souvent en photographie devant son œuvre, comme s’ils étaient bel et bien devant un coucher de soleil. C’est ce qui a donné l’idée à Umbrico de partir à la recherche de ces portraits sur le web à l’aide de mots-clés et de mots-clics (tags), et elle y est arrivée. Elle s’est ainsi constitué un dossier documentant précisément ce phénomène autour de son œuvre, dossier qui a engendré une nouvelle œuvre qui se veut une sorte de commentaire sur le phénomène du « check-in » ou encore du « I was here » abondamment répandu sur les réseaux sociaux.
En comparaison à Suns (From Sunsets) from Flickr, Sunset Portraits vient davantage connecter le type de documents que l’on peut retrouver sur le cyberespace à l’espace muséal. Récemment, le directeur du MoMA à New York s’est prononcé sur la décision du musée d’autoriser la prise de photographie: « Cameras are ubiquitous in daily life because of cell phones and other devices. More pictures are taken than are on display. Today, taking pictures is a participatory way of visiting exhibitions, and we embrace this creative and proactive viewing practice. » (Steinhauer, 2013) Les musées doivent, bien sûr, eux aussi s’adapter à cette abondance de clichés qui n’affecte pas que le cyberespace, mais aussi bien leur espace physique.
Sunset Portraits va également encore plus loin que son œuvre source dans la question du droit d’auteur. En exposant des individus ayant visiblement capturé ces photographies pour leurs propres « self-archives » afin de témoigner de leur présence devant l’œuvre d’Umbrico, l’artiste s’approprie évidemment quelque chose de plus personnel qu’un soleil recadré de photographies de coucher de soleil. Umbrico se prononce ainsi au sujet du copyright : « […] asking permission to use [the pictures] would actually run counter to the aims of the project. […] It negates the idea of collective participation and emphasizes individual expression. And in this case, when all [of] these images are more or less the same, what does this insistence on individuality really mean? » (Umbrico, 2013 : 27) C’est précisément ce que l’artiste questionne.
Roy Arden, The World as Will and Representation (Archive), (2007)
Source : Roy Arden – World as Will and Representation – Archive 2007, <http://www.royarden.com/pages/worldas.html> (consulté le 28/06/14). (capture d’écran)
Notre deuxième étude de cas est l’œuvre de 2007 The World as Will and Representation (Archive) de l’artiste canadien Roy Arden.
Depuis le début de sa carrière, Arden implique la méthode du collage dans sa pratique artistique. Il conserve notamment des centaines de coupures (physique ou numérique) aux diverses provenances. L’artiste se prononce ainsi sur sa pratique de réappropriation :
I don’t see myself as a “photographer”, I see myself as an artist. Part of what I do involves making photos like a photographer, but I am also interested in other kinds of art, especially a way of working that is essentially collage. This allows me to deal with ideas or subject matter beyond my own everyday experience, but it also permits me to deal with my everyday experience of the world of images. (Anon., 2008)
À partir de son désir de documenter son expérience dans ce « monde d’images » dont nous ne pouvons faire fi dans notre quotidien, Arden procède en 1991 à l’ouverture d’un dossier (physique) qu’il intitule « The World as Will and Representation », dans lequel il débute une ambitieuse collection d’images. (Arden et al., 2007 : 136)
Arden explique son processus de classification d’images ainsi : « As I collected images, I organised them in alphabetically ordered, titled folders. My criteria for the images were that they be photographic, and that they clearly showed something that existed in the world. » (2007 : 136) Son intention derrière la création du dossier était éventuellement de réaliser des collages avec ses documents, au moment où il aurait une masse documentaire assez importante. Puis, la réalité d’internet lui est arrivée de plein fouet dans les années 1990 : Arden avait dorénavant accès à l’abondance d’images que les moteurs de recherche nous permettent.
Arden écrit de son expérience : « Suddenly, a quantity of images was available that seemed infinite. » (2007 : 136) Sur internet, il affirme avoir suivi ses intérêts aussi instinctivement qu’aléatoirement, la navigation s’effectuant très souvent de la sorte (comme nous l’avons tous expérimenté par nous-mêmes – souvent à nos dépends). Puis, en 2004, n’ayant toujours pas entrepris son projet de collages, il fut pris d’un désir de retourner ses images à leur source : sur internet (2007 : 137) Ce que l’artiste a finalement complété en 2007, le projet se concrétisant en un diaporama de 28 000 images – durant près d’une heure trente – conçu à partir de son dossier d’archives méticuleusement classifiées selon des thèmes choisis par l’artiste.
Le résultat est une suite d’images regroupées sous différents thèmes qui s’enchaînent à une vitesse très rapide, créant ainsi une trame narrative hypnotisante amplifiée par une bande sonore qui est en fait un extrait modifié de l’introduction au succès de 1972 de Timmy Thomas « Why Can’t We Live Together? », joué en boucle. Arden voulait une trame sonore d’une simplicité métronomique, avec du « soul » et de l’anticipation – une sorte d’hymne universel dans lequel tous peuvent s’identifier, s’y perdre, voire s’y morfondre (2007 : 137). Car bien que le rythme soit résolument joyeux et rappelle d’ailleurs l’ambiance heureuse et homogène des films d’archives familiales, l’effet de boucle (loop), le titre plutôt « cri du cœur » et les paroles (« Everybody wants to live, Everybody’s got to be together »…) viennent amener une tristesse à un désir universel qui nous lie tous – au même titre que ce qui lie l’enchaînement des images choisies par Arden. L’extrait de la chanson utilisée par Arden est également d’une simplicité déconcertante – tout comme la suite d’images, d’ailleurs – ce qui est loin d’empêcher l’œuvre d’avoir un impact considérable dans sa réception.
Après avoir fait l’expérience du diaporama en entier, il nous importe de souligner le climat anxieux et anticipatif de l’œuvre d’une durée d’une heure trente, un climat grandement influencé par la bande sonore particulière, justement. Du côté de la succession d’images décontextualisées, nous remarquons qu’elles ont été regroupées par catégories – Arden ayant visiblement procédé à une certaine classification des images qu’il a conservées au fil des ans. Il s’agit donc d’une classification qui s’est transférée dans la structure même de l’œuvre. Les thèmes sont multiples : nous passons des vues aériennes aux avions, des fleurs à David Bowie, des toréadors aux lapins, des chats dans des boîtes aux automobiles, de Che Guevara à George W. Bush, des nuages aux « cabanes au Canada », de Kate Moss à l’escrime… Les raccords d’images qu’a réalisés Arden semblent infinis dans son volumineux diaporama. Il est à noter qu’aucune image ne revient deux fois; il s’agit réellement de 28 000 images singulières. Certes, les mêmes thèmes se répètent à certains moments, comme le sport, les automobiles et les avions, pour ne nommer que ceux-ci. Sans doute Arden voulait nous rappeler les événements, sujets et phénomènes de nos existences qui reviennent nous visiter (pour ne pas dire hanter), créant ainsi des possibilités de déjà-vu chez le spectateur. La structure crée par l’amas d’images conservées et racolées par Arden n’est certes pas insignifiante; tout a en effet été calculé.
En somme, l’expérience de visionnement de The World as Will and Representation (Archive) est décidément intéressante à réaliser. Nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’une sorte de concentré du bombardement d’images auquel nous nous retrouvons exposés quotidiennement lors de nos séances de navigation sur internet, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de signification. En effet, à certains moments, les images nous semblent tout droit sorties de l’imagerie de la toile, particulièrement lorsque défilent des images de chats, des clichés à caractère pornographique, des photographies de personnes célèbres, etc.
La question du remix est également intéressante à soulever en lien avec l’œuvre d’Arden, non seulement parce que c’est un terme qui est de plus en plus évoqué aujourd’hui par rapport à l’ère numérique, mais parce que ce sont les enchaînements entre les documents qui sont cruciaux à l’ensemble narratif. C’est également en ce sens que son œuvre est similaire aux pièces de DJ, car elle forme un tout par l’ordre, la durée et la fusion de ses extraits, qui sont en fait ses images.
Le musicien et artiste Paul D. Miller, alias DJ Spooky, travaillant notamment sur la question du remix – un pied dans le contexte académique, l’autre dans la « scène DJ » – a écrit le passage suivant fort intéressant au sujet du remix : « […] whether our culture is now taken from YouTube or posted online with cell phones by soldiers in Iraq, we exist in a world where documents act as a kind of testimony. But once something is recorded, it’s basically a file waiting to be manipulated. That’s what links the concept of the remix to everything going on these days: truth itself is a remix. » (2011 : 18) Il fait donc lui aussi référence à cette masse documentaire dans laquelle nous baignons, et au fait que les documents n’attendent qu’à être manipulés, qu’à être « remixés », ce qu’Arden a entrepris dans le projet de « remix » d’assez grande envergure que constitue The World as Will and Representation (Archive).
Il est important de souligner qu’Arden verse toujours dans l’archivage et la collection aujourd’hui à l’aide de son blogue UNDERTHESUN qu’il continue d’alimenter d’amas d’images décontextualisées, soit numérisées ou trouvées dans le cyberespace (Arden, 2014).
Umbrico & Arden : des pistes d’interrogations communes
À partir des deux œuvres présentées impliquant des archives téléversées par les utilisateurs sur le web, nous avons pu établir certaines pistes d’interrogation communes. En voici les trois principales.
En un premier temps, par leurs réappropriations, Umbrico et Arden soulignent le rôle de l’utilisateur « prosumer » (producteur et consommateur) en l’instrumentalisant autant qu’en l’incarnant eux-mêmes par la suite. Une fois leur échantillonnage effectué, tous deux ont joué aux utilisateurs-curators en organisant leurs documents selon certains fils conducteurs (processus d’indexation), que ce soit la figure du soleil dans le cas d’Umbrico ou une suite de thèmes choisis dans le cas d’Arden.
En un deuxième temps, par leurs propos respectifs en relation au volume de documents téléversés sur le web, les deux artistes soulignent l’impossibilité de faire un certain « archivage du web ». Umbrico souligne le caractère constamment changeant de l’autoportrait du web, que les utilisateurs se trouvent à « peindre » continuellement : « All images (artful, authored, pedestrian or un-authored) become un-assignable and anonymous in this unlimited exchange of visual information, and function as a collective visual index of data that represent us — a constantly changing and spontaneous auto-portrait. » (2007 : 26)
Arden, quant à lui, souligne aussi l’improbabilité de pouvoir réellement faire la collection et l’organisation des « images du monde », que l’on trouve en abondance sur le web: « If my archive is about the necessity of collecting and ordering images of the world, it is also about the sheer folly of such an enterprise. » (2007 : 137) Néanmoins, par rapport à Umbrico, nous remarquons qu’Arden donne plus dans la nécessité de conserver les singularités qui valent la peine d’être conservée parmi cette abondance documentaire applicable au web – cela se voit dans son projet de blogue d’imagerie trouvée (found imagery) qu’il considère comme une œuvre d’art à part entière (Arden, 2014).
En dernier lieu, par les titres de leurs œuvres, les deux artistes viennent mettre en évidence la problématique de la représentation à l’ère du numérique. En effet, avec la dynamique d’accumulation documentaire dans laquelle nous baignons, nous sommes constamment confrontés à l’échantillonnage comme représentation. Umbrico le fait de manière plus claire avec le nombre de photographies de couchers de soleil ainsi que l’emploi du mot « partiel », alors qu’Arden pointe vers la même problématique avec ses choix des termes « représentation » et « archive ».
Lorsque nous traitons de la quantité importante d’archives mises en ligne par l’utilisateur-amateur sur le web, nous en venons rapidement à des questions fondamentales concernant la mémoire de l’histoire, telles que: comment allons nous nous rappeler de nos existences? On pense ainsi en trois temps : agir afin d’archiver correctement dans le présent, afin qu’il soit possible dans le futur de bien interroger ces traces du passé. Ce sont les questions qui préoccupent bien entendu les archivistes depuis toujours – ainsi que les théoriciens des archives, de la mémoire et du savoir comme Foucault et Derrida –, mais de plus en plus aussi les utilisateurs des plateformes permettant l’archivage sur le web. C’est-à-dire la quasi-totalité des utilisateurs du web; ces préoccupations sont décidément importantes (pour ne pas dire urgentes) à réfléchir aujourd’hui.
Enfin, parmi cette abondance de documents sur le web, il n’est pas surprenant que des applications et des réseaux sociaux comme Snapchat surfent précisément sur l’idée de l’éphémère, du « fini », en opposition à l’image de l’infini que le web nous renvoie. L’application en question consiste à envoyer un cliché ou une vidéo qui ne pourra être vu que pour quelques secondes par le destinataire, pour ensuite disparaître (bien que le document soit sans aucun doute automatiquement archivé par l’application sur un serveur). Le destinataire doit donc accorder toute son attention au document lors de sa réception, sachant que cette « étoile filante de document » ne se répétera jamais exactement comme telle. Fait intéressant, les deux jeunes fondateurs de Snapchat ont récemment refusé une offre d’achat de Facebook de 3 milliards, en plus d’engager un chercheur et sociologue, Nathan Jurgenson (Wortham, 2013). Lorsque l’on nage quotidiennement dans l’accumulation documentaire, l’éphémère présente un pouvoir d’attraction insoupçonné.
Penelope Umbrico et Roy Arden font partie d’un ensemble croissant d’artistes contemporains qui viennent remettre en question nos rapports aux archives par leur pratique impliquant l’environnement numérique; une réalité qui a profondément – et continue de le faire – transformé le domaine de l’archivistique, à commencer par son importance dans nos sociétés. Devant l’engouement récent pour les archives qu’Hal Foster a formulé en « impulsion archivistique » (2004), nous nous retrouvons aujourd’hui avec son équivalent impulsif de vouloir plus que jamais donner la parole aux archivistes.
C’est ainsi qu’autant les artistes que les archivistes ne peuvent faire fi du pouvoir d’archivage collectif que les utilisateurs représentent à l’ère numérique. Certes, on peut argumenter que ce pouvoir en est un d’amateur, mais il y a mille et une façons d’utiliser les actions des amateurs sur la toile: Google en sait quelque chose. Une fois cette masse documentaire reconnue, nous pouvons réfléchir aux modes de conservation ainsi qu’aux espaces où nous choisissons de conserver nos self-archives numériques. Est-ce que nous voulons nécessairement qu’elles soient entreposées dans un « nuage », qui ne constitue en fait qu’un serveur géographiquement localisable étant la propriété d’une compagnie? Ces choix auxquels les producteurs de contenu font face à l’ère du numérique quant à leurs archives demeurent évidemment d’une grande importance pour les archivistes ; ceux-ci devront savamment tirer leur épingle du jeu parmi ce digital cornucopia.
Face à l’accumulation de la masse documentaire numérique, il est pertinent de se demander si les internautes vont prendre la même voie qu’Erik Kessels avec son œuvre Photography in Abundance, qui équivaut à « jeter la serviette » et baisser les bras face à l’accumulation documentaire et ce que nous sommes en mesure d’y faire. Peut-être que certains rêvent à un univers documentaire en ligne moins propriétaire, moins contrôlant, moins intrusif, et ainsi plus ouvert, plus démocratique, plus personnalisable aux besoins documentaires de chacun. Néanmoins, en prenant en compte leur importante « empreinte numérique » (digital footprint), il y a fort à parier que les utilisateurs du web vont continuer de chercher des moyens de contrôler, classifier, conserver et ainsi protéger leurs documents (et particulièrement avec les start-ups qui ont la cote à l’heure actuelle).
Pierre-Antoine Chardel réfère à cette même mise en garde quant à l’expansion continuelle du web: « L’expansion des flux de communication ne supprime pas les hiérarchies et les différences de statut. On doit se garder d’idéaliser l’espace public dématérialisé où la parole est censée être plus fluide. » (2013 : 63) Bien que nous soyons dorénavant passés à une autre étape de l’utopie démocratique relative aux débuts du cyberespace, il est pertinent de se demander s’il est si naïf de vouloir se rapprocher le plus possible d’un certain idéal démocratique avec les outils dont nous disposons aujourd’hui (et la capacité d’en créer de nouveaux). Car il n’est pas ici question d’outils propriétaires clé-en-main de partage et d’archivage mis à disposition des utilisateurs (que l’on garde délibérément au statut d’amateur), mais bien de ceux qu’ils peuvent concevoir par eux-mêmes – plus souvent collectivement que le contraire – se libérant ainsi de l’étiquette d’amateur que le capitalisme « prosumer » du web leur (nous) colle. Finalement, à ces problématiques s’ajoutent les récentes fuites entourant la surveillance qui viennent plus que jamais stimuler la création de modes de communication et d’archivage alternatifs imaginés par les méta-utilisateurs du web – soudainement plus si amateurs.
Bibliographie
Anon. (2008), An Interview with Roy Arden. Vancouver, BC: Vancouver Art Gallery.
Arden, Roy et al. (2007), Roy Arden: against the day. Vancouver: Douglas & McIntyre.
Arden, Roy. (2014) Index of./ <http://www.royarden.com/blog/> (consulté le 28/06/14)
Becker, Howard. S. (2009), Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, Paris: La découverte, chapitres 1 et 2, p. 17-43.
Benghozi, Jean-Pierre (2011), « L’économie de la culture à l’ère d’internet: le deuxième choc », Esprit, juillet. <http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/65/79/99/PDF/Esprit_v1.pdf> (consulté le 28/06/14)
Chardel, Pierre-Antoine (2013) « Les métamorphoses de l’espace public à l’ère du numérique », La métamorphose du numérique, sous la dir. de. Francis Jutand, Paris : Éditions Alternatives, p. 55-65.
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Yahoo: Flickr offre un téraoctet de stockage en ligne, <http://www.journaldugeek.com/2013/05/21/yahoo-flickr-teraoctet-stockage/> (consulté le 28/06/14).
[1] Néanmoins, on remarquera que les mêmes principes de conservation – propres à la culture analogique – s’appliquent au numérique, comme l’explique Arhur Kroker: « Archival preservation is only really possible on the basis of rigorously upholding the aesthetic values of analog culture – bounded frameworks, secured borders, protected data – over the wildness of digital life. » (2011 : 148)
[2] Yahoo: Flickr offre un téraoctet de stockage en ligne,<http://www.journaldugeek.com/2013/05/21/yahoo-flickr-teraoctet-stockage/> (consulté le 19/11/13). Cette initiative a bien entendu aussi été déployée dans le cadre de la féroce compétition que se livrent les « géants photographiques du web », parmi lesquels figurent Flickr et Instagram (ce dernier reposant encore plus sur une logique du photographe-utilisateur-amateur par la basse résolution des photographies prises sur le pouce avec des cellulaires).
[3] Sur le site web de l’artiste: Penelope Umbrico – Suns, <http://www.penelopeumbrico.net/Suns/Suns_State.html> (consulté le 28/06/14).
[4] Il nous a été indiqué que l’équivalent français approximatif à « prosumer » correspondrait à« consommacteur », un mot-valise formé de« consommateur »et« acteur ».
Travail présenté à
Suzanne Paquet
Dans le cadre du séminaire de troisième cycle HAR 7005 : Problématisation du contexte artistique
L’art et le site. L’espace public à l’ère de l’image
Par
Anne-Marie LACOMBE
Candidate au doctorat en histoire de l’art
Université de Montréal